du 01 mai au 19 septembre 2021

RETOUR SUR POISSON CATHÉDRALE D’ARNAUD VASSEUX


A l’occasion de la sortie de la publication réalisée par Alex Chevalier, artiste et éditeur, à partir de l’exposition Poisson cathédrale d’Arnaud Vasseux qui s’est tenue à l’automne 2020 dans l’ancienne brasserie Bouchoule, vous trouverez à suivre un petit entretien (ou à télécharger ici) entre Arnaud Vasseux, Marie Cantos et Guillaume Constantin, respectivement artiste, auteure de textes et commissaire de l’exposition.
Il·elle·s évoquent cette petite édition, l’exposition ainsi que la mise en images de celle-ci faite par Coralie van Rietschoten fin 2020 (à retrouver là https://vimeo.com/538728557)

GC : Dans “Poisson cathédrale”, Marie, tu occupais une position singulière, via une série de textes écrits spécifiquement, un premier comme une introduction délivrée bien en amont de l’ouverture de l’exposition en septembre 2020, et quatre autres glissés très discrètement dans l’espace des Instants Chavirés (si discrètement qu’il était même  difficile de les intégrer dans la petite vidéo tournée in situ).
Je crois savoir également qu’outre le fait que tu suives le travail d’Arnaud depuis longtemps, vous partagez tous les deux un goût prononcé pour la littérature.
Peux-tu nous en dire, tout d’abord, un peu plus sur cette série de textes ? 

MC : Il est toujours difficile d’écrire à propos d’une exposition à venir. Surtout lorsque l’on accompagne (par les mots) des pratiques situées – où beaucoup, si ce n’est tout, se joue sur place, pendant le montage. L’écart entre le texte que l’on rédige des mois avant l’exposition afin de l’annoncer, et l’expérience que les visiteur·euse·s feront de cette même exposition (si tant est, précisément, que ce soit la même) est, souvent, immense. Ce que l’artiste et le·la commissaire (si commissaire il y a) projettent est mis à mal par le travail à l’atelier où se font et se défont des hypothèses, puis dans la confrontation avec l’espace au moment des repérages, puis du montage. Heureusement, d’ailleurs. Ce serait trop simple sinon.

Donc : non seulement je ne crois plus, depuis longtemps, au texte qui explique, mais en outre, je me refuse désormais à présenter des pistes qui ne seront pas suivies, je le sais d’expérience. Ou alors, si je le fais, c’est en l’intégrant au processus d’écriture, en signalant clairement que je suis dans une projection complète que démentira probablement la suite. (Je dis « projection » en étant consciente que l’on pourrait considérer que même en écrivant après avoir fait l’expérience de l’exposition en place, on peut rester dans la « projection » ; mais je crois que je peux me permettre de faire la différence car, quand j’écris, je partage des impressions davantage que des interprétations, donc je projette peu puisque je reste très autocentrée, de manière éhontément assumée !).

Connaissant bien le travail d’Arnaud, et ayant pu vivre à ses côtés lors de précédents montages, je savais à quel point écrire ainsi, des mois avant, était insensé. Alors, je lui ai proposé d’écrire non pas à propos de l’exposition, mais de son titre. Lui n’allait pas changer ! Et puis, j’aime les titres, plus que de raison. C’était un terrain commun, où penser collée serrée. En écrivant ce premier texte, autour du titre, je me suis fait la réflexion que, en miroir de cet écart dont je parlais plus haut, il y avait cet autre écart : lire un texte de présentation d’une exposition des années après, avec en regard quelques photographies – quelques « vues », comme l’on dit affreusement dans notre jargon.

Cela m’a donné envie d’écrire des textes pour l’exposition : qui y seraient présents physiquement, et que seul·e·s celles et ceux qui la visiteraient pourraient lire. Arnaud et toi avez accepté, leur laissant même le loisir d’occuper les murs. C’était pour moi une liberté folle : l’adresse devenait plus intime, je pouvais me livrer de manière bien plus personnelle que dans un texte qui voyagerait d’ordinateur en ordinateur. Tu soulignes, Guillaume, le choix qui fut le tien, le vôtre, le nôtre de les afficher à l’intérieur des piliers. J’en reste convaincue, même si je sais que certaines personnes sont passées à côté. Les dissimuler ainsi à demi leur permettaient de « chuchoter » plutôt que de « déclarer » ; et puis, ils obligeaient le corps à se reposer quelques instants, à tourner le dos à l’exposition, donc à ne plus être ni dans son appréhension physique ni dans son appréhension scopique mais bien dans son souvenir, déjà, dans ces impressions que je souhaitais livrer.

GC : Je trouve assez intéressant le caractère presque “exclusif” de ces textes, dans l’obligation du corps comme tu dis à tourner le dos, à oublier l’exposition comme si, de même, l’intensité des pièces d’Arnaud ne pouvait pas laisser de place pour autre chose et obligeait à une place adjacente tout autre élément en présence.
Dans le sillage du “chuchotement” évoqué par Marie, je me demande,  Arnaud, quelle place occupe le silence dans ton travail ? Je pense aussi à Proust : L’art véritable n’a que faire de proclamations et s’accomplit dans le silence” (in  Le temps retrouvé).

AV : Il y aurait plusieurs silences.

Les textes de Marie ainsi disposés dans l’espace sur ces cimaises laissées presque nues, débarrassées d’objets, proposent une autre expérience de l’exposition mais de l’intérieur. L’exposition se construit dans l’imaginaire parallèlement et dans une tension avec la réalité, les réalités du lieu. C’est cette part obscure, souterraine, invisible, où toutes les possibilités sont envisagées, où textes, images et souvenirs se rencontrent, se superposent, que le texte de Marie rend sensible. Ce titre, Poisson cathédrale, énigmatique, nécessairement choisi dans l’urgence et sous la pression de ce qui n’existe pas encore porte en lui comme la promesse d’une solution, ou d’une réponse. Que voyons-nous ? Qu’avons-nous vu ? Ni poisson, ni cathédrale. Un silence ajouté au silence, et ne reste que des questions. Outre la référence à la brillante conférence de Claude Simon (1), sur une phrase extraite de la Recherche, il y a l’obsession du détail dans l’écart des échelles qui fait que, par l’acte d’écriture, un simple poisson bouilli devient une construction monumentale raffinée. Ce serait alors un silence plein d’interrogations sur ce qui nous semble évident : un poisson, une chaise, une hanche… Ce silence-là revêt une puissance de questionnements cernée de silence.

Il nous arrive souvent en visitant une exposition de s’abstraire, d’être distrait et de regarder à côté, c’est-à-dire pas là où l’artiste (ou son médiateur) demande de regarder. Ce phénomène m’intéresse depuis longtemps ; il résiste aux injonctions, aux assignations trop fortes aujourd’hui, si répandues dans le champ artistique. Considérer le silence, c’est dans ce contexte, privilégier l’écoute, ou une attention différente au vide autour des objets, à différentes hauteurs de voix – il y a des choses chuchotées –, à tout ce qui traverse le lieu et l’expérience de la visite. Considérer le silence c’est une forme de « geste contraire », une attention quasi maniaque pour l’espace négatif, les contre-formes, le vide agissant. C’est aussi une forme de défiance à l’égard des modes spectaculaires ou, pour le dire à la manière de Proust, « proclamatoires ». Aux Instants Chavirés, quand l’attention s’échappe du visible, cela invite à écouter ce qui traverse le lieu (on y entend beaucoup de choses !), à comprendre le blanc, le vide des murs autrement que dans une volonté de célébration. C’est un silence de remémoration, de saisie de notre ignorance, de nos lacunes… Lacune, cette bouche tordue et muette fichée dans le mur du fond qui nous rappelle l’obscurité qui toujours porte une parole, un cri comme un chuchotement.

GC : C’est effectivement ce qui me manque actuellement dans le fait de voir moins d’expositions, ou de ne plus pouvoir aller au musée en ce moment, la possibilité de trouver  autre chose en plus de ce qu’il y aurait à voir. C’est ce qui me plaisait dans le positionnement des textes de Marie, être bien là sans l’être mais visible pour celle ou celui qui regarde.
Édouard Levé disait penser les ”objets par les bords”(2), est-ce qu’on pourrait dire que tu penses  les corps “par les bords” d‘une certaine manière ? Aller à l’os ou Dos sont éloquents à ce titre mais le geste de pose au mur pour Les anses me situe tout autant dans l’espace en me donnant l’impression de pouvoir se saisir d’un pan entier du mur.
Marie, tu précises ainsi ce terme riche de sens de “prise” dans  ton texte Cut the fat.
Le corps en action est-il, Arnaud, complètement central dans ton travail ?

AV : Le bord des choses pour moi serait du côté de la marge et de l’espace négatif. Le bord comme limite d’un objet et dans ce cas la surface d’amorce et de contact avec un espace plus difficile à percevoir qui est le vide qui l’entoure, cet espace qui nous comprend également. Dans ce sens, le bord est le lieu privilégié de rencontre entre l’artefact et l’espace, celui par exemple de nos usages, des gestes, du mouvement. Ce qui m’attire avec le dos rejoint l’intérêt pour le squelette et la structure. Le dos est ce que l’on ne voit pas de soi-même, il est précisément notre angle mort. Or cette partie du corps rend visible la colonne par une sorte de relief étrange, ce qui porte la partie la plus importante et la plus lourde du corps. Cette animation de surface produite par ces os visibles sous la peau me fascine et me semble plus étrange que la face du corps. L’axe de la colonne est d’ailleurs la première chose qui se forme chez l’embryon et avant les organes. Disons que c’est le plancher du corps. On pense au bassin, ce creux qui soutient les boyaux et les organes. Le bassin me fascine aussi parce qu’il est le siège du corps et que c’est par là que nous naissons. Quelle étrangeté que de passer à travers un os si étroit pour naître ! Le bassin caractérise notre démarche qui est singulière à chacun·e. C’est une empreinte de nous-mêmes par le mouvement. Et, pour ma part, pas de sculpture sans mouvement du corps. Contrairement au tableau qui généralement nous assigne une place fixe, la sculpture produit, induit le mouvement… un des sens que l’on a omis de considérer comme un sens essentiel… l’équilibre et le mouvement. Alors, oui le corps en action entre en jeu dans toute la chaîne opératoire de la sculpture, des prémices jusqu’à son expérience concrète.

GC : C’était d’ailleurs assez fascinant de sentir cela, de manière presque palpable, lors de la visite ainsi que cette impression que c’était notre propre présence qui (ré)activait toutes ces relations.
Poisson cathédrale s’est terminée un peu plus tôt que prévu, mais l’exposition est restée en place quelque temps après sa fermeture, ce qui est toujours un moment particulier où les oeuvres existent sans nécessairement être vues, regardées. Travaillant sur place (aux Instants Chavirés), j’ai souvent eu l’occasion de vivre ce moment suspendu, de côtoyer des accrochages sans personne, j’imagine que toi aussi Marie, comment vis-tu, quand (si) cela t’arrive, ce genre de latence ?

MC : Je souris à ta question. Parce qu’il y a deux réponses, tout aussi sincères, mais en parfaite contradiction. (C’est ainsi, n’est-ce pas ? Nous sommes pétri·e·s de contradictions… Je le suis, pour ma part.)
J’adore ces moments de latence, aurais-je pu te répondre spontanément il y a un tout petit plus d’un an ! Et c’est vrai : j’adorais cela. Les fins de montage où je réglais seule les derniers détails… avec ce plaisir profondément égoïste de jouir des oeuvres dans le silence, de parcourir l’espace à la fois physique et mental que nous avions créé avec les artistes, dans cette exposition, mais sans eux·elles, sans quiconque. La question de l’adresse est essentielle, lorsque l’on écrit, lorsque l’on concoit une exposition, mais pas seulement ; elle est essentielle partout, toujours. Pourtant, si je suis parfaitement honnête : j’écris, je fais des expositions, pour moi, ou, plus exactement, pour quelques grand·e·s absent·e·s de mon existence – ce qui rend d’autant plus importants ces moments de solitude, qui deviennent presque des moments de recueillement et, quelque part, d’adresse à ces absent·e·s.

Mais il est vrai que les autres destinataires des textes, des expositions, des formes que je peux produire, ce sont les artistes. J’ai beau avoir consacré des années de ma vie « aux publics » comme l’on dit, d’en avoir été heureuse et fière aussi, je crains de devoir l’admettre, cela se joue désormais pour moi davantage dans la relation aux artistes et à leurs oeuvres… de manière presque amoureuse. Or, la rencontre avec ces différents publics, elle reste, en revanche, très importante pour les artistes ; alors, depuis que cette rencontre est indéfiniment différée (depuis plus d’un an maintenant), je ne peux plus dire avec autant d’enthousiasme que j’adore ces moments de latence où les oeuvres existent hors des regards et des corps, pour elles- mêmes, de manière presque fantastique, au sens plein. Je ne peux plus car ces moments de latence ne sont plus suspens mais plomb. Quelque part, ces instants volés, ces instants de solitude dans les expositions, ils ne veulent plus dire grand-chose maintenant : nous en sommes tou·te·s dépossédé·e·s et j’aurais le sentiment non plus de chaparder joliment mais de m’octroyer un privilège… vous voyez ?

Même ton exposition, Arnaud, restée figée des semaines durant entre les premiers gestes du montage et la finalisation de l’accrochage/la tenue du vernissage, à qui la dilatation des durées après sa fermeture prématurée aurait pu seoir, même elle, paradoxalement, j’ai détesté la savoir rendue au silence et aux souris… C’est d’ailleurs comme cela qu’est né le désir de réaliser une édition, avec Alex Chevalier ; ce qui, d’une certaine manière, en plus, était, une manière de s’adresser à nouveau au(x) public(s) – ceux qui l’avaient vue, ceux qui ne la verraient jamais, de sortir du silence pour chuchoter à nouveau quelque chose.

GC : Et j’aurais une dernière question pour toi Arnaud, comment tes pièces survivent-elles à tes expositions ? Gagnent-elles en autonomie ou les considèrent-tu comme des éléments mémoriels des situations dont elles sont issues ?

AV : Je suis sorti étonné de cette expérience aux Instants Chavirés. Il y a plus d’un an, j’imaginais que tout ce qui serait fabriqué sur place devait disparaître à l’issue de l’exposition ; et notamment les chaises que je percevais, avant qu’elles n’existent concrètement, à l’instar des Cassables, une autre série de sculptures, comme vouées à disparaître rapidement. Mais tout le processus de réalisation, ces moments de montages espacés, les déplacements opérés par les moulages de la chaise, m’ont conduit à considérer les sculptures autrement. La proximité avec le statut et la dimension des objets y sont certainement pour quelque chose dans ce changement de perception. Je ne pouvais plus détruire cette série de chaises en plâtre ; je devais tout faire pour en prolonger l’existence. Elles traduisent des états du corps, dévoilent les indices à la fois psychiques, émotionnels et physiques du corps.

Concernant la tour (Attention), c’est différent bien sûr : il fallait la détruire. Sa place tenait tellement au lieu ; elle avait un air de famille ; ça n’aurait eu aucun sens de la conserver. Les chaises, elles, m’ont semblé plus autonomes peut-être parce qu’elles sont liées à une mémoire qui précède le projet d’exposition, même si leur apparition restera attachée à la fois à l’expérience de tout ce qui fait ce lieu, et du cadre de ton invitation. Les pièces comme les expositions sont des éléments mémoriels si marquants qu’elles sont devenues la mesure des événements de ma vie. Je me rappelle les choses par les dates, les réalisations, les montages et la temporalité des expositions.

Mais une autre mémoire, plus matérielle, subsiste aux expositions ; il s’agit des éditions qui accentuent une présence aux images. Images que j’aime faire à chacune de mes expositions. C’est un temps très intime avec ce qui a été réalisé qui me fait voir autrement l’espace et la relation, la conversation entre les choses. Même si la priorité demeure l’espace réel, je suis intéressé par ce qui se joue par le cadre photographique. C’est pourquoi la proposition d’Alex Chevalier, d’une édition très simple et économique, sans aucune lourdeur, ni dans sa conception, ni dans sa réalisation, ni dans sa diffusion, est tellement bienvenue, tellement pertinente. Ici peuvent exister à nouveau ensemble (dans un même espace) ces mémoires plurielles : les textes de Marie, et ces images. Il y a aussi ce petit film qui permet de mieux comprendre le cheminement et la spatialité de l ’exposition. Ça ne remplacera jamais l’expérience réelle de l’exposition, la variété des échelles et des phénomènes, les bruits et l’ambiance, la présence des autres corps, mais quelque chose de l’esprit de Poisson cathédrale survivra.


Arnaud Vasseux, Poisson cathédrale, 2021
Alex Chevalier Éditions
Textes de Marie Cantos
Photographies de Nicolas Giraud & Arnaud Vasseux

48 pages (32 pages + 4 inserts)
21 x 14,8 cm
Impression numérique couleur sur papier 90g

Français – 200 exemplaires
Prix de vente : 5 euros 

Frais de poste :
– France : 5 euros
– International : 8 euros

Réglable par virement bancaire, Paypal, espèce ou chèque (factures possibles)
contacter : alex-chevalier@hotmail.fr

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Toutes les oeuvres © Arnaud Vasseux
Plus d’infos : https://www.instantschavires.com/arnaud-vasseuxpoisson-cathedrale/
Images © Alex Chevalier

Remerciements :
Guillaume Constantin, Thomas Chaudet et toute l’équipe des Instants Chavirés, Marie Cantos, Jorge Léon, les Films De Force Majeure & Jérôme Nunes, Cynthia Lefebvre, Mila Popovic, Mikael Camhaji, Coralie van Rietschoten, Nicolas Giraud, Cyril Planchand, Ayako Hashimoto, Babeth Coulaud, Cécile Beau, Élise Beaucousin, Delphine Wibaux, Léonor Kohli, Audrey Louwet, Marion Navarro, Olivier Roubert.

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L’association Muzziques / Instants Chavirés bénéficie du soutien de la Ville de Montreuil, du Conseil Départemental de Seine-Saint-Denis, du Ministère de la Culture (DRAC Île-de-France), du Conseil Régional d’Île-de-France.